Lycée Renan

photo Manon Goulard   Nous sommes le mardi 18 mars 1962, la guerre est terminée.

Je me promène sur les quais de Paris, il est 11h52. Les rues sont remplies de rires, de pleurs, les gens explosent de joie, des couples s’enlacent, des enfants se tiennent la main… Comme je suis heureux aussi, les souffrances qu’on a dû supporter se sont apaisées. Un poids énorme se libère dans nos cœurs. Bien sûr, nous garderons toute notre vie en mémoire toutes ces horreurs, on ne pourra jamais oublier. Je passe près des Champs Elysées.

Soudain, j’aperçois une trentaine de jeeps arriver en klaxonnant. La foule s’agite, les gens chantent, ils acclament les héros ! Les soldats français nous reviennent enfin. Je me pose contre un arbre et je sors mon gros appareil photo. Les voitures se garent sur la grande place, tout le monde vient accueillir ces jeunes hommes. Je commence mes clichés, je pleure un peu… Je souris. Je cherche un angle de vue, quand je tombe sur deux personnes qui s’embrassent. C’est émouvant car cette femme, à mon avis ne connaissait pas ce soldat. Ils ne sont pas proches l’un de l’autre, les mains de cet homme sont posées sur les bras de cette femme. Leurs mains sont crispées, on voit qu’ils se serrent fort l’un l’autre. C’est un remerciement, un signe de gratitude envers ce français courageux. Deux soldats derrière se mettent à rire car cette femme est très jolie. Quelle jalousie ! Ils s’échangent un baiser, ce baiser se veut être rassurant. Cette jeune fille veut montrer à cet homme que c’est terminé, qu’ils ne sont plus seuls à présent.

Un bruit sourd retentit dans le ciel. Pensant que c’est un feu d’artifice, je lève les yeux. Le soleil m’éblouissant me fait poser le regard sur les deux hommes qui riaient. Leurs visages se figent, passant de la gaieté à un visage sans expression. Maintenant, leurs visages appellent à l’aide. Je relève les yeux au ciel quand je comprends enfin que j’avais été ébloui par les flammes d’un avion qui fonçait droit sur nous. Les gens commencèrent à crier d’horreur, ils couraient dans tous les sens. Je n’eus pas le temps de faire de même quand l’avion vint taper contre le sol. Une explosion géante calma le bruit des cris qui s’évaporèrent. Une foule humaine venait de se faire engloutir.

C’est ainsi que le 22 mars 1962, je me réveillais dans une chambre d’hôpital, sourd, apprenant la mort de 567 personnes.

Manon Goulard

photo Maxime Guen

Une ordure, une vraie ordure, comment ai-je pu être aussi aveugle ? 2 ans de ma vie perdue, je n’y crois pas, comment est-ce possible ? , comment ai-je pu rêver au prince charmant. Ah, un porc oui, un cochon, bon qu’à faire des enfants et à boire.

Ces pensées tournaient en boucle dans ma tête, mais c’est fini, il faut tourner la page, oublier, se refaire une nouvelle vie. J’aurai du écouter ma mère, jamais je n’aurai dû l’épouser, c’est la plus grosse erreur de ma vie.

Mais où aller ? Je ne peux retourner chez elle, elle se fera une joie de me rappeler que je ne l’ai pas écoutée … elle n’acceptera jamais l’enfant, elle voudra l’abandonner. C’est impossible, Ma Fatima n’y est pour rien. Tout est de ma faute, comment ai-je pu ? , comment ai-je pu être aussi stupide ? Si toi mon bébé, oui toi , n ‘avais pas été là, le choix aurait été vite fait , je me serai déjà jetée sous un train, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue … Mais je ne peux pas, je dois t’éduquer, faire tout pour que ta vie soit la meilleure possible, que tu ne refasses pas les mêmes erreurs que moi, je veux que tu sois heureuse.

J’errai dans les ruelles, perdue, sans savoir où aller, le jour se lève, les rues s’animent, Fatima pleure, je n’ai pas le choix, je ramasse un fruit tombé par terre pour le lui donner. Voilà à quoi je suis arrivée… Je vole ce que personne ne veut, je vole les ordures pour qu’on puisse survivre.

L’après-midi, je m’arrêtai dans un parc, perdue … je ne pus retenir mes larmes. Un vendeur de journaux, intrigué m’interrogea. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais besoin d’en parler, je lui racontai tout, tous les malheurs de ma vie, lui écoutait, et se fit emporter par mon histoire, complètement captivé.

Deux heures plus tard, un gros monsieur arriva, traita le vendeur de tous les noms, lui disant qu’il n’était qu’un fainéant, qu’il l’avait déjà averti, que cette fois si c’était fini, qu’il était renvoyé. Le vendeur se jeta à ses genoux, pleurant, le suppliant de le reprendre, qu’il avait une famille à nourrir, qu’il avait besoin de ce travail. Je compris la situation, je pris fait et cause, j’argumentai je mis tout mon cœur, pensant enfin avoir une utilité dans ce monde …

Le vendeur de journaux m’insultait, fou de rage, rempli de haine, je venais de postuler sous ses yeux au poste qu’il avait perdu par ma faute. Mon existence avait un nouveau un sens, je pourrai élever ma fille, que la vie est belle, que la vie est clémente, maintenant je serai vendeuse de journaux.

 Maxime

photo Lisa Calandre

« Il faut que je me dépêche de mettre la bombe avant qu’on ne me repère » pensa Malik.

Claude et François en permission pour quelques heures, données par l’armée française, en profite pour faire une petite promenade dans un parc. Ils tombent alors sur un autoromatique, et François décide donc de faire un tour:

« Vas y sans moi, je préfère regarder, annonce Claude.»

François monte donc dans une voiture et peu de temps après, une jolie femme l’aborde:

«Bonjour beau brun! Je peux faire un tour de manège avec…

– Attention une bombe dans le manège!» crie Claude en pointant du doigt celle-ci.

François et la jeune femme ont tout juste le temps de sortir de la voiture, que tout explose. Dans la panique pour Claude et François impossible de se retrouver:

«Ne dit pas un mot sinon je te plante, tu vas faire tout ce que je te demande sans rechigner»

Un homme se tient derrière Claude et le menace avec un couteau. L’homme en blanc derrière lui, l’oblige à s’écarter de la foule rapidement pour partir dans un coin de rue beaucoup plus sombre.

«Je vais mourir, pense Claude».

«Vous n’avez toujours pas retrouvez votre ami, et vous êtes monsieur..?

-Je m’appelle François et non je ne retrouve pas mon ami…

-Souhaitez vous venir chez moi passer un coup de fil à votre ami?

-Vous êtes bien aimable madame…?

-Roseline!

Elle emmena François chez elle, ce qui leur prit à pied à peine dix minutes;

« C’est plutôt sympathique d’habiter aussi près d’un parc vous avez souvent le loisir d’y faire des promenades?

-Oui en effet c’est très agréable… mais dites-moi, à votre casquette, ne travailleriez-vous pas pour l’armée française?

-Si madame, pourquoi?

-Pour rien! je suis contente de nous savoir protégés…

-Oh vous savez avec mon ami Claude nous étions en permission…

Ils furent arrivés à la maison et François passa alors son coup de fil. Après quoi la jeune femme le fit boire énormément et lui soutira plusieurs informations en rapport avec l’armée française.

«Je suis rentré!

-Ah enfin Malik! Souffla Roseline, alors il ne t’a pas trop posé de problème son ami  »Claude »?

-Ah ah non rassure toi, j’ai eu pas mal d’infos, on a trouvé de bonne tête cette fois!

François se remettait les idées en place et il comprit tout de suite où il était tombé ; chez des résistants. Lorsqu’il voulut prendre son arme, Roseline la fit tournoyer autour de son doigt et le posa sur une table hors de portée de François.

-Vous êtes bien stupide vous français on vous invite comme cela et on vous pose des questions sur l’armée et votre langue se délit fort bien, ricana Malik.

-Vous ne comprenez toujours pas que l’Algérie est libre qu’elle ne dépend pas de la France!! Nous sommes un pays libre!

-Vous nous excuserez mais nous sommes dans l’obligeance de vous tuer, il se peut que vous nous dénonciez …

François fut incapable de répondre et au moment même où Malik prit l’arme Claude apparu derrière eux en pointant son arme sur le cou de Roseline.

-A mon tour de faire les menaces, prononça Claude avec difficulté.

-Claude tu as quoi? Tenta d’articuler François en regardant la plaie dans le ventre de son ami

-Rien de trop grave ne t’en fait pas» le rassura Claude.

Roseline essaya vainement de se débattre mais Claude n’avait rien perdu de sa force et parvient facilement à la maintenir.

Roseline et Malik furent arrêtés par la brigade de service appelé plus tôt par François et ce dernier accompagné de Claude rentrèrent à la base.

 Lisa Calandre

photo Ingrid Desbois

Avril 1962.  La guerre est terminée et nous rentrons enfin, mes compagnons de galère et moi en France. Après deux longues années au service de ma patrie chérie, je vais retrouver mes bonnes vieilles habitudes d’homme libre, désabusé par cette guerre inutile et sanglante.

Le car en direction du port d’Alger roule depuis plus de quatre heures. Je débats  avec mon sergent-chef Normand de l’origine de la galette de sarrasin. La discussion est très animée du fait de mes racines bretonnes. La galette de sarrasin est bien évidemment bretonne ! Notre discorde se coupe nette lorsque le chauffeur décide de faire une pause à une station-service. Tout près des pompes à essence, une terrasse de café improvisée attire immédiatement notre attention. Mon sergent-chef me paie une bière bien fraîche en signe de réconciliation.

Le serveur très sympathique nous parle de la France. Il nous explique qu’il aimerait s’y installer dans quelques années. Deux des hommes de ma section préfèrent remonter dans le car pour montrer leur profond désaccord avec les propos du jeune homme. Un malaise s’installe et pour y échapper je demande au jeune Algérien qui est la femme adossée au comptoir du bar. Il m’explique que c’est une femme du quartier, Samira, habituée à venir écouter de la musique tous les dimanches au bar.

Je me lève et pars en direction de Samira. Je l’invite à danser. Surprise, elle accepte volontiers. Nous nous retrouvons au centre de la place, enlacés sur un air de tango. Un parfum de vanille se dégage de sa chevelure brune. Enfin un moment de paix après ces deux longues années de haine. Après trois danses blotti dans les bras de Samira, celle-ci me rappelle à l’ordre et me demande d’un air amusé de replacer ma main qui était un peu trop basse. Un peu gêné, je m’excuse quand tout à coup Samira aperçoit le car démarrer.

Le temps que je réagisse, le véhicule avait deux cents mètres d’avance sur moi. Je cours après, en faisant de grands signes quand soudain une détonation me projette à terre. Après quelques secondes, je réalise que le car vient d’exploser. Une panique générale s’installe autour de moi.

Quelques semaines plus tard, la presse française nous explique dans un article que cet attentat du 26 avril 1962, était bel et bien le dernier de cette guerre si meurtrière.

Ingrid Desbois

photo Manon Décamps

« Au revoir mon fils, dit Thérèse en sanglotant.

– Maman je dois y aller, je reviens bientôt, c’est promis. Et je t’ai déjà dit que je ne combattrai pas, je vais m’occuper de la téléphonie, il n’y a aucune raison qu’il m’arrive quelque chose, d’accord ?  Elle fait oui de la tête, de chaudes larmes coulent encore sur ses joues. Mais elle ne quitte pas son fils des yeux, comme pour profiter de son joli regard jusqu’au bout. Salut frérot, lance-t-il ensuite à son petit frère qui se jette dans ses bras, prend bien soin de maman, hein ?

-Oui, t’en fais pas, je suis un grand maintenant ! Les deux frères se sourient et François repose le petit garnement par terre. »

Il est temps pour lui de partir, et en montant dans la camionnette, il lance un regard de réconfort à sa chère mère, même si, au fond de lui, il sait qu’il ne reviendra sûrement pas. L’Algérie est pour lui quelque chose de confus, comme un mot qu’il n’a jamais réellement compris. Son cœur bat de plus en plus vite et manque de s’évanouir. L’idée même d’avoir menti à ses proches le ronge. Il sait bien qu’il va être au front, qu’il tuera des gens qui, comme lui, n’ont pas eu le choix.

Quelques jours plus tard, François, arrivé en terre inconnue, s’est réfugié avec quelques camarades dans une grotte sombre au fin fond du désert algérien où la chaleur fait des ravages. L’eau commence à manquer et les minces provisions de nourriture ne résistent pas longtemps aux températures estivales du département. Le jeune homme, responsable de la communication téléphonique, informe les soldats qu’une borne est disponible non loin de là. Ils s’y rendent alors chacun leur tour pour ne pas se faire repérer. Un délai de trente minutes est donné entre le départ et le retour à la grotte. Au-delà de cette demi-heure, un autre soldat s’en va, considérant l’autre comme mort, ou au mieux gravement blessé.

C’est au tour de François. Il décide de ne pas perdre de temps à téléphoner mais demande à son ami Martin de venir avec lui pour prendre une photo. Photo qu’il enverra ensuite à sa famille qui pourra la garder en sa mémoire, contrairement à un coup de téléphone.

Avec son ami, il s’assure que le paysage derrière lui est bien dégagé, sans cadavre ni barricade. François prépare le téléphone et Martin l’appareil photo. De l’autre côté, à quelques centaines de mètres des deux hommes, une mine anti personnelle explose, des caillasses volent de tous côtés et ils aperçoivent une silhouette dans les airs. François attrape alors le téléphone, fait signe à son camarade d’enclencher l’appareil photo et esquisse un sourire, comme pour montrer à sa mère et à son frère que tout va bien. Sur son oreille, il sent soudain quelque chose de collant. Il se rend alors compte que du sang séché couvre le combiné. Le jeune homme voit ses chances de revoir ses proches réduites à néant.

Manon Décamps

photo Alexandre Henri

Il est onze heures dans la ville d’Alger et il fait déjà chaud, environ 29 degrés. Le quartier était calme, jusqu’à ce que cette vieille dame, tenant le stand de fruits et légumes, pense que ce jeune homme lui a volé une tomate. C’est complètement ridicule, car ce brave appelé du contingent ne ferait même pas de mal à une mouche. C’est ainsi qu’une course poursuite entre la vieille enragée et le jeune soldat se met en place dans tout le village. Impossible de la semer…

Le jeune homme ne connaît pas le village, et prend donc des ruelles au hasard, jusqu’à ce qu’il tombe dans un « cul de sac ». Par conséquent, il fait demi-tour, et cherche un endroit pour fuir pour de bon. Il voit une échelle posée par terre, il la prend sans hésiter et la met de façon à ce qu’elle l’amène sur le toit de « Chez Benjamin Tout va Bien et on Mange bien ». En montant sur cette échelle, une idée de dingue lui traverse l’esprit. Quand il sera sur le toit, et donc quand la vieille sera au milieu de l’échelle, il poussera l’échelle de façon à ce que la vieille se prenne la tête dans le mur, et tombe de cette-dernière.

Alexandre Henri

photo Anne-Gaëlle Ardiet

Ça y est je l’ai. Je recule doucement, un tintement métallique vint soudain briser ma discrétion, la femme se retourne, m’aperçoit avec son sac en cuir à la main, son regard est d’abord catastrophé, puis horrifié, enfin colérique, après je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, ses yeux. D’un geste vif, je me retourne.  Je cours, cours, cours, aussi loin que mes jambes peuvent me porter, je cours, je cours comme je peux, je cours mais je ne sais pas où je vais. Une seule chose est sûre, je me casse d’ici. Je bouscule pas mal de gens, ils m’insultent, râlent, je ne dis rien, un sourire insolent se dessine sur mes lèvres, sûrement trop fier d’être la cause de leur problème, moi-même je ne m’explique pas ce sourire. Je cours un peu bizarrement, déséquilibré par la valise et le sac que je tiens dans chacune de mes mains, un coup la valise rentre dans les genoux de quelqu’un ou dans les miens, un autre coup c’est le sac qui rencontre le coude d’un autre voyageur. Je jette un coup d’œil rapide derrière moi, j’entends toujours la voix de la bonne femme derrière moi, elle criait, il y a encore quelques secondes, « au voleur » mais personne n’a réagi, enfin pour l’instant. De toute façon qui va se mêler de ça ? Je suis bien chanceux de tomber dans un wagon d’égoïste, elle a beau crier, s’époumoner, personne ne fait rien, ou alors il y en a qui ont tenté mais je leur ai échappé et eux n’ont pas eu le courage de me poursuivre. Vous comprenez, ce n’est pas dans son intérêt personnel que d’aider une pauvre femme, désespérée de s’être fait dérober son sac, si vous saviez les ennuis que ça vous attire quand vous voulez aider quelqu’un. La passivité n’a jamais tué personne, l’action oui.

J’ai l’impression que ce wagon est interminable tellement il est bondé, je pousse, bouscule encore, la brève sensation de liberté qui s’était emparé de moi il y a deux minutes c’est évaporé, la difficulté de s’échapper d’ici est telle que je me sens étouffé par cette masse de personnes trop concentrées en un espace aussi étroit. Une valise en travers de l’allée, tant pis, on joue au cador et on passe par-dessus. J’échappe de peu à la chute et reprend tant bien que mal ma course qui est vite freinée par l’arrêt du train. Déséquilibre, râlement, et soulagement des voyageurs, ils commencent à prendre leurs affaires et à sortir, deux minutes d’arrêt à Alger, et personne ne m’a encore arrêté. Qu’est-ce que je pouvais attendre de mieux que de pouvoir me fondre dans la foule ? La gare d’Alger peut être comparable à une vraie fourmilière avec cette centaine de personnes essayant de s’engouffrer ou de sortir d’un wagon, c’est dingue comme tous ces gens ont l’air insignifiants. Moi ? J’en fais pas parti ! J’ai un sac volé dans ma main droite je vous le rappelle, cela fait peut être de moi quelqu’un de…recherché ? De plus je ne ressemble pas au cliché du voleur en guenille, je fais tout pour même, une veste jugée acceptable et décente, une chemise à peu près repassé, des vêtements propres, bref je passe volontiers pour un étudiant discipliné qui ne cherche pas d’ennuis. Un nouveau sourire satisfait se dessine sur mes lèvres rien qu’à cette idée, un coup d’œil derrière moi et j’aperçois la bonne femme à qui j’ai volé le sac s’avancer dangereusement vers moi, l’air toujours plus catastrophé. Elle est quand même un peu rapide, les couloirs sont moins remplis. Elle avance vite, en 10 pas, peut-être, elle sera à ma hauteur et ma course aura été vaine. Hors de question.

J’ai besoin de ce sac moi, peut-être plus qu’elle. Je me jette en avant, tourne et descend comme un fou les trois marches du wagon, je manque même de glisser, me rattrapant à la dernière minute dans un geste assez étrange. Mon sourire devient grimace en l’espace d’un instant. Une fois le pied sur le béton du quai, je lâche ma valise vide, j’en ai plus besoin elle me freinerait. La course reprend, et ma pauvre victime a arrêté de me suivre, je me retourne, un air victorieux et un grand sourire sur le visage. Son visage à elle est terrifié, dépité, tant pis pour elle, elle n’avait qu’à mieux protéger ses affaires. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ? Un sac de si bonne qualité doit contenir des merveilles, ou pas, c’est le risque mais vu la tête de son ancienne propriétaire cela m’étonnerait qu’il n’y rien de précieux là-dedans. J’hésite encore à fouiller dedans, suis-je assez loin pour me le permettre ? Il est tellement lourd, j’aimerais savoir ce que ça contient.

Soudain un bruit assourdissant, horriblement fort, puissant. Puis le silence, comme si c’était la fin du monde, le chaos. Cette sensation d’intense chaleur, trop intense, j’ai l’impression de…d’avoir plongé plus que ma main au milieu d’un four et que ma peau se liquéfie. Je ne sais pas si je suis vivant ou mort, la réalité m’échappe comme l’eau qui coule entre des doigts. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, tout est flou, rouge, orange, noir. J’ai entendu des cris, je sens ne sens plus mon corps, comme si il ne m’appartenait plus. J’entends plus rien, je ne vois plus rien, je veux ouvrir la bouche, demander ce qui se passe, je n’ai même pas eu le temps de paniquer. Rien.

Je crois que j’aurais mieux fait de vérifier ce qu’il y avait dans ce foutu sac.

Anne-Gaëlle Ardiet

photo Pénélope Clouard

Le haut de la montagne, une voiture, quatre hommes et un gouffre. Voilà où nous en sommes, qu’y avait-il avant ? L’improbable.

Nous sommes Julien, Antoine, Philippe et Clément. Nous avons la vingtaine, la trentaine pour l’un. Nous sommes des appelés du contingent, des militaires de profession en Algérie. Il fait froid et il pleut. La voiture est embourbée, elle penche dangereusement vers le fond. Nous sommes deux à retenir la voiture du côté du vide, un au volant et un dernier qui la tire.

Soudain le vent devient plus fort. Trop tard, les deux soldats tombent dans le gouffre suivis de près par la voiture et les deux autres.

Puis tout disparaît. Nous sommes un seul et unique oiseau, nous sommes une nuée. Le vent nous porte, la chute s’atténue et un courant nous fait remonter jusque haut dans le ciel, au-delà des nuages, à travers la bruine, enfin le soleil doux et chaud est sur nos plumes. En dessous de nous les nuages se dispersent et nous voyons les terres défiler, sublimes déserts de sable, villes blanches, jardins vert émeraude, falaises abruptes, mers bleues profondes.

Des enfants jouent dans les rues étroites pendant que des femmes les surveillent d’un œil distrait, rêvant de temps meilleurs et d’ailleurs. Une jeune fille court à notre poursuite, elle porte une grande robe bleue qui flotte au vent lui donnant un air majestueux, comme si elle volait avec nous dans une grâce dont les déesses seraient jalouses. Notre regard se perd dans ce bleu presque turquoise et notre esprit avec. Nous sommes au-dessus d’une eau turquoise, la mer. Où est passée la jeune fille ?

La mer s’agite, elle n’est plus bleue mais grise, le vent se lève à nouveau et les vagues s’élèvent de plus en plus haut. Au loin il y a un cyclone, il nous aspire, nous ne pouvons pas lutter, juste nous laisser faire. Nous tourbillonnons, sans fin, puis enfin une accalmie. Nous sommes dans l’œil du cyclone, partout autour de nous tout n’est que vent et eau, bruit et force. Nous sommes encore brinquebalés puis nous échouons sur une plage dévastée et boueuse. Mais nous ne pouvons-nous empêcher de voler encore et encore, vers l’infini de l’horizon.

Nous survolons des forêts, des montagnes, des océans sans croiser personne, il n’y a plus trace du vivant autre que végétal dans notre monde, il n’y a qu’une myriade de couleurs et de sons, une mélodie harmonieuse avec qui nous faisons corps.

C’est là qu’a commencé notre chute, elle semblait sans fin, nous ne pouvions lutter, épuisés, l’énergie nous a quittés, au milieu d’océans de couleurs. Puis le rouge, que du rouge sang qui nous entoure, nous baigne, nous oxygène, nous submerge.

Un choc. J’ouvre les yeux, je sens le brûlé, je tourne la tête et je vois la carcasse de la voiture en flamme, Philippe doit souffrir le martyre dans cette fournaise, je l’entends hurler mais que puis-je y faire ? J’essaie de bouger malgré la tête qui me tourne. Mon Dieu ! Je ne peux plus bouger mes pieds, je revérifie et il s’avère que je suis dans l’incapacité de bouger autre chose que ma tête, je sens le sang couler le long de ma tempe jusqu’à l’arrière de mon crâne. Je pars pour ne jamais revenir mais je ne veux pas, j’ai promis à ma femme que je reviendrais, Madeleine, j’ai peur, aide-moi ! Mes forces m’abandonnent et je m’endors, je lutte mais à quoi bon ? Il faut pourtant que je m’y accroche à cette foutue vie.

Nous ne sommes plus que trois.

A côté de moi j’entends le dernier soupir d’Antoine, il pleurait en appelant Madeleine, je ne la connais pas. Philippe continue de hurler comme un dément, ce dernier cri me fait revenir à moi, il faut que je le sorte de la voiture et que j’achève ses souffrances, quel monstre je serais de le laisser là sans faire quoi que ce soit, alors que j’en ai peut-être les capacités. Je me redresse, ma jambe est foutue, mon os sort par le côté, je mourrai sans doute d’une hémorragie mais je n’ai plus rien à perdre, plus de parents, pas d’aimée et mon frère est mort le mois dernier à Alger. Le feu ne me fait donc plus peur, je m’y traîne avec un dernier espoir mais qu’est-ce que j’espère ?

J’ouvre les yeux, je crache du sang. Quelque chose traverse mon corps, je devine un bout du capot de la voiture qui sort de mon ventre, mes entrailles éparpillées autour. Je vois Julien se traîner à quelques mètres de moi, je veux l’appeler mais une gerbe de sang jaillit de ma bouche telle une complainte. Je l’observe se diriger vers la voiture en feu. Bizarrement je n’entends aucun son. Il est fou, il pourrait survivre, pourquoi se jette-t-il dans la mort à bras ouverts alors que j’aurais tant aimé revoir mon amant, alors je ne pense plus qu’à lui et des images me reviennent, toutes ces fois où on se retrouvait en cachette dans la grange de son père, tout, ses sourires, ses yeux noisette, sa bouche pulpeuse, sa peau de perle, sa voix rauque me happent. Malgré qu’il se soit marié pour garder entier l’héritage familial, on continuait à se voir, bien qu’il eût un fils, on continuait à se caresser. Ah ! Ses caresses… Inoubliables. Tendres. Comme si c’était les dernières qu’il puisse me procurer et je les lui rendais bien, à chaque fois. Comme cet après-midi, dans le pré à côté du lac, il…

Nous ne sommes plus que deux.

Deux torches humaines, enfin extirpées de la voiture. Philippe pense à ses trois fils, Julien à ses trois camarades. Ils pensent à cet oiseau, à cette nuée qui les a emportés loin de cette souffrance insoutenable mais est-elle réelle ?

Nous ne sommes plus qu’un.

Philippe est mort de souffrance, Clément d’amour et Antoine de peur. Alors pour Julien ce sera de solitude. Nous ne voulons qu’un rêve.

Nous avons mal à la tête, nous nous redressons sur nos lits miteux. Où sommes-nous ? Notre esprit n’est que brouillard, nos yeux nébuleux cherchent en vain les traces de nos blessures, brûlures, paralysies. Philippe est le premier à revenir à lui.

Il s’exclame : « C’était pas de l’opium ta saloperie! »

Par Pénélope Clouard

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