Lettres

A Marseille, le 11 avril 1956 par Elisa Bullio

Chère Jeannine,

Au moment où je t’écris, nous venons d’arriver à Marseille et nous attendons à présent d’embarquer sur le paquebot qui doit nous emmener en Afrique, après avoir passé la nuit dans la caserne d’une petite ville près de Marseille. Autour de moi, tous les autres gars sont en train d’écrire une lettre à leur fiancée ou à leur famille, et je profite donc, moi aussi, de cette courte pause qu’on nous offre, pour te donner de mes nouvelles et te raconter ce qui m’est arrivé depuis que je t’ai quittée.

Après que les policiers sont venus me chercher chez nous, pendant que tu me préparais à manger et que je corrigeais les copies de mes élèves, un fameux de Zola, ils m’ont fait monter dans un camion où étaient déjà embarqués une dizaine d’autres jeunes hommes qui, comme moi, venaient de se faire arrêter. J’aurais voulu pouvoir prolonger mes adieux et avoir l’occasion de te dire tout ce que j’avais sur le coeur, mais ils ne m’en ont pas laissé le temps, et j’étais tellement en colère de me faire ainsi embarquer, de devoir te quitter et aller à la guerre alors que je n’étais revenu de mon service militaire que depuis quelques mois seulement, que les mots ne parvenaient pas à sortir. D’ailleurs, je n’étais pas le seul dans cet état: les autres étaient tout autant en colère que moi. Certains, dans mon cas, venaient eux aussi de finir leur service et pensaient en avoir fini avec les armes, d’autres venaient de se marier, de s’installer… J’ai même rencontré un homme qui venait à peine d’ouvrir son cabinet médical et d’apprendre que sa femme était enceinte. Il ne sait même pas s’il reviendra à temps pour la naissance de son enfant. Personne ne s’est donné la peine de nous dire combien de temps on allait rester là-bas. Les autres gars sont tous persuadés que l’Algérie obtiendra bientôt son indépendance. Moi-même je n’avais pas suivi de très près les évènements qui se déroulaient là-bas et je n’étais donc pas vraiment au fait de ce qui m’attendait. Mais d’après ce que les autres m’ont raconté, je commence à être du même avis qu’eux. S’ils ont raison -ce que j’espère-, je serai de nouveau auprès de toi d’ici quelques mois. Tu verras, ça passera vite. En attendant, continue de bien t’occuper de ton magasin. De mon côté, je fais toujours quelques croquis dès que j’ai un moment de libre. Avant de partir, j’ai heureusement pensé à prendre avec moi un petit carnet, et j’y dessine les paysages que nous traversons, les visages des autres soldats, et puis le tien, bien sûr… Je t’en envoie quelques-uns en même temps que cette lettre, afin que tu partages avec moi toutes ces choses que je vois, et que nous soyons ainsi un peu réunis malgré tout… Mais revenons à la suite de nos aventures.

Le trajet en camion jusqu’à la gare n’a pas duré très longtemps. Une ou deux heures, tout au plus. On nous a fait monter dans un train. Il y a eu quelques vaines tentatives de révolte de la part des soldats en colère, mais elles ont toutes été calmées par les forces de l’ordre. Il semble évident qu’aucun d’entre nous n’a envie d’être là.

Le voyage en train a été long et éprouvant. Surtout pour les hommes chargés du bon déroulement des choses. Toutes les dix minutes, un incident survenait. C’était soit un des soldats qui tirait l’alarme de sécurité, arrêtant ainsi le train, soit des groupes entiers qui entreprenaient de se révolter (de nombreuses vitres ont été brisées), ou encore des manifestations de civils dehors, des familles de soldats embarqués, des jeunes hommes qui s’étaient enfuis pour ne pas connaître le même sort…

Nous sommes finalement arrivés à Marseille ce matin, après deux jours de trajet. Nous avons déjà été répartis en différents groupes, et nous attendons à présent d’embarquer sur le paquebot.

Je vois les gens s’agiter autour de moi. Je crois que nous allons partir. Je te laisse, ma chère Jeannine. Je pense très fort à toi.

Ton fiancé qui t’aime,

Guillaume

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